Victor Hugo, un génie dans un siècle : entretien avec Pierre Jouvencel


Pierre Jouvencel, à la Maison de Victor Hugo (image extraite de la vidéo)

Dans cette vidéo de 41 minutes, Pierre Jouvencel, auteur et comédien, évoque son spectacle « Victor Hugo, un géant dans un siècle », dont il a écrit le texte et qu’il interprète seul en scène en incarnant le personnage de Victor Hugo, un spectacle primé au Festival off d’Avignon en 2022 dans la catégorie Meilleur auteur contemporain. Il évoque aussi avec enthousiasme sa passion pour Victor Hugo.

La vidéo de l’entretien est accessible sur YouTube :
00:00 Introduction.
00:48 Extrait du spectacle.
02:53 Engagement dans l’œuvre de Victor Hugo.
06:37 Les évolutions du spectacle au fil des ans, les distinctions.
11:00 Victor Hugo : au delà de l’écrivain, un homme engagé.
24:25 Victor Hugo : un génie protéiforme.

Ci-dessous, retranscription écrite de l’entretien.

 

Votre spectacle biographique « Victor Hugo, un homme dans un siècle »


Godefroy Troude :
« Pierre Jouvencel, nous nous trouvons aujourd’hui dans un lieu emblématique : la Maison de Victor Hugo, située Place des Vosges à Paris, et plus précisément dans le cabinet de travail de l’écrivain. Vous êtes un artiste aux multiples talents : à la fois auteur, comédien et passionné de littérature, et vous vous êtes donné pour mission de faire revivre Victor Hugo à travers un spectacle biographique que vous avez écrit et que vous interprétez seul en scène depuis plusieurs années. Vous invitez ainsi le public à redécouvrir cette figure monumentale de la littérature française.

Il est rare qu’un auteur et comédien se consacre à la biographie d’une personnalité historique et l’incarne seul sur scène. On ressent d’ailleurs votre engagement jusque dans votre barbe, que vous avez laissé pousser pour ressembler davantage à Victor Hugo ! Qu’est-ce qui vous a donné envie de plonger dans l’univers de cet immense écrivain et de vous investir autant dans son interprétation ? »

Pierre Jouvencel : « Pour répondre il faut remonter à l’enfance : j’ai aimé la poésie et j’ai récité des poèmes très tôt. J’étais aussi un enfant qui aimait s’isoler un peu pour lire et apprendre des textes. Et Victor Hugo est arrivé très tôt dans ma vie, notamment grâce à un ami de mes parents passionné par les épopées napoléoniennes qui a contribué à éveiller mon intérêt pour l’histoire de Napoléon. Et cela a naturellement fait écho à l’œuvre de Victor Hugo, notamment à travers ses poèmes autour des Châtiments ou ceux à la gloire de Napoléon.

En 2014, lorsque j’ai créé ma Compagnie Élégie, je voulais associer mes deux grandes passions : la poésie et le théâtre. J’ai commencé par travailler sur plusieurs poètes, comme Baudelaire avec Les Fleurs du mal, un poète que j’aimais particulièrement. Puis assez vite, l’idée de monter un spectacle autour de Victor Hugo s’est imposée parce que j’avais ces souvenirs d’enfance.

Lorsque je me suis replongé dans la poésie de Victor Hugo — car entre mon enfance et ce moment-là, un long moment s’est écoulé, Victor Hugo n’a pas été vraiment au centre de ma vie — en relisant les livres lus dans mon enfance, en lisant beaucoup de biographies, ses poèmes, je me suis rendu compte à quel point sa vie avait été incroyable, une vie que comme beaucoup de gens je ne connaissais qu’avec beaucoup de zones d’ombres. J’ai lu énormément, cela m’a passionné et je me suis mis à écrire en illustrant les grands moments de sa vie par sa poésie. Sauf que Victor Hugo n’est pas qu’un poète, qu’un écrivain ou qu’un dramaturge. C’est aussi homme politique. En m’intéressant à sa carrière politique, j’ai trouvé ses discours admirables.

J’ai donc voulu réunir tout cela dans ce spectacle. Et comme je voulais le limiter à une heure, cela nécessitait des choix difficiles. J’ai dû omettre certains aspects de sa vie, tandis que d’autres ont été abordés plus en profondeur. Finalement, j’ai abouti à un spectacle d’une heure contenant treize poèmes et deux discours politiques.

De là est venu pour moi une véritable passion pour Victor Hugo : je continue d’approfondir ma connaissance de son œuvre et de sa vie. Je lis sans cesse, car on n’a jamais fini de faire le tour d’un tel sujet. Je suis devenu ami avec ses descendants, ce qui donne de la couleur à ce personnage qui fait maintenant intégralement partie de ma vie. »

Évolutions du spectacle au fil des ans et distinctions

 

Godefroy Troude : « Pierre Jouvencel, vous portez seul ce spectacle depuis des années. Pourriez-vous nous raconter comment il a évolué au fil du temps, quels ont été les retours du public, et aussi vous avez eu je crois une distinction, plusieurs peut-être ? »

Pierre Jouvencel : « Oui, bien sûr. Au départ, en 2018, ce spectacle avait une configuration différente : je l’avais conçu avec un musicien sur scène, car j’ai une formation musicale — je suis hauboïste à la base — et initialement le spectacle était partagé de manière assez égale entre le texte et la musique. Il comportait un seul discours et quelques poèmes, mais avec beaucoup de musique, un violoncelliste ou un accordéoniste, selon les disponibilités.

Puis en 2021, j’ai ressenti une certaine frustration car il manquait des éléments fondamentaux comme le discours de Victor Hugo sur l’abolition de la peine de mort. C’était pour moi une omission majeure, même si j’avais choisi à l’époque d’inclure à la place le discours sur la misère qui reste d’une actualité forte. Aussi j’ai décidé de refondre le spectacle en abandonnant la configuration avec un musicien, en gardant un peu de musique mais sous forme enregistrée, et en donnant davantage de place au texte. Avec le metteur en scène, on a changé le décor, qui est aujourd’hui volontairement très simple, permettant de jouer partout. J’utilise désormais un pupitre, car Victor Hugo écrivait souvent debout, notamment à Guernesey dans son « look-out ». Cela apporte une certaine fluidité à la mise en scène car les mouvements répétitifs — s’asseoir, se relever — étaient redondants, j’avais eu des retours de spectateurs à ce sujet. Donc aujourd’hui, je reste debout tout au long du spectacle, face au public, avec ce pupitre et quelques caisses pour ranger des livres. C’est un décor d’une extrême sobriété pour mettre en valeur les textes et l’incarnation de Victor Hugo. Ce nouveau format n’a subit depuis que des ajustements mineurs.

Et en 2022, comme vous l’avez dit j’ai eu l’honneur de recevoir le prix au Festival Off d’Avignon du meilleur auteur contemporain pour l’écriture du spectacle. Alors il y a énormément de Victor Hugo dedans, avec treize poèmes, deux discours, une partie de la préface des Contemplations, mais en même temps il fallait bien mettre du lien entre tout cela et c’est ce qui sans doute a été le plus difficile : j’ai donc cherché à créer des textes dont le style s’harmonise avec celui du XIXème siècle des textes majestueux de Victor Hugo, afin que le spectateur ne soit pas soit perturbé par l’irruption d’une écriture du XXIème siècle. »

Godefroy Troude : « Effectivement, on constate une grande fluidité entre vos écrits et ceux de Victor Hugo au fil du spectacle. »

Pierre Jouvencel : « Oui, j’ai des retours en ce sens et j’en suis ravi. Cela me conforte dans l’idée qu’il y a un bon équilibre entre les textes de liaison et la poésie ainsi que les discours de Victor Hugo. »

 

Le choix des poèmes pour le spectacle

 

Godefroy Troude : « Et quel a été votre choix pour les poèmes ? »

Pierre Jouvencel : « Comme je l’expliquais tout à l’heure, il faut remonter à mon enfance : il y en a un certain nombre comme « Le Mendiant« , tiré des Contemplations et que j’avais appris enfant, ainsi que « Demain dès l’aube » évidemment. J’avais aussi lu beaucoup de poèmes autour de l’épopée Napoléonienne, mais comme je ne pouvais pas en mettre dix dans le spectacle, je me suis contenté de mettre « Après la bataille » qui est en hommage à son père : « Mon père, ce héros au sourire si doux… ». Sur cette base, des poèmes se sont imposés. car faisant écho à la trame que j’ai écrite pour expliquer la vie de Victor Hugo : lorsque je parle de sa toute petite enfance j’ai inséré « Ce siècle avait deux ans« , puis « Les Feuillantines« . Un autre poème pour aborder ses 50 années d’amour pour Juliette Drouet, ce qui ne l’a pas empêché de la tromper jusqu’à très tard, mais en lui gardant je crois une affection extrêmement forte.

J’essaye d’expliquer par le menu la bataille d’Hernani qui est quand même un grand moment. Il ne faut pas oublier que Victor Hugo à 28 ans était chef de file des romantiques : la bataille d’Hernani c’est un grand moment dans l’histoire de notre littérature où les romantiques imprègnent leur marque face au théâtre classique. J’en ai donc parlé en détail dans le spectacle. »

Godefroy Troude : « Avec cette pièce il appelle aussi à une réflexion sur la politique du moment… »

Pierre Jouvencel : « Absolument, c’est tout un mouvement d’idées qui s’opposent à l’ordre ancien à tout les niveaux : littéraire et politique. Et Hugo, 28 ans, chef de file des romantiques, entraîne derrière lui Théophile Gauthier, Gérard de Nerval, Alexandre Dumas, etc. Un mouvement d’une effervescence incroyable derrière lui.

Globalement, j’ai essayé de réunir des poèmes célèbres et d’autres moins connus. J’aborde sa vie d’homme, sa vie publique, mais aussi ce drame qui va être la mort de Léopoldine en 1843 en choisissant le très célèbre « Demain dès l’aube » que j’ai souhaité mettre car le public aime à retrouver des poèmes appris à l’école ou faisant partie de leur imaginaire. La mort de Léopoldine est un drame dont il ne se remettra jamais. D’ailleurs si vous prenez « Les Contemplations » on constate qu’il y a « autrefois » et « aujourd’hui » : autrefois c’est avant la mort de Léopoldine, et aujourd’hui c’est après sa mort. Et pendant les trois années suivant sa mort, après 1843, il sera incapable d’écrire. C’est pour cela qu’il va se lancer dans la politique, car son inspiration littéraire va se tarir et il ne reprendra qu’en 1846-1847. C’est un moment noir dans sa vie.

Il y a également les grands discours politiques. Le moment majeur de cette période c’est 1848-1851, avec le poème « Souvenir de la nuit du 4 » que j’avais appris enfant, retraçant un moment du coup d’État : dans la rue Tiquetonne à Paris, envahie par la foule et les barricades, les hommes du coup d’État de Napoléon III tirent dans la foule. Hugo vient avec des amis et est profondément marqué par la rencontre d’une grand-mère tenant dans les bras son petit fils de sept ans qui vient d’être tué par une balle perdue tirée par les soldats. Ce poème, je tenais absolument à ce qu’il y soit car c’est sans doute le poème qui m’avait marqué le plus lorsque j’étais enfant.

Pour conclure, j’ai essayé de faire en sorte qu’il y ait des poèmes des grandes œuvres poétiques de Victor Hugo (« Les contemplations », « La légende des siècles », « Les châtiments ») et puis d’autres recueils peut-être moins connus : « Les feuilles d’automne« , « Toute la Lyre« , « Les quatre vents de l’esprit« .

Victor Hugo au sein de la littérature mondiale

 

Godefroy Troude : « Victor Hugo fait partie des figures mondiales de la littérature, c’est aussi une figure politique, est-ce qu’on peut le situer par rapport à Voltaire, à Lamartine, à Zola par exemple ? »

Pierre Jouvencel : « Oui, on peut faire beaucoup de liens. Avec Voltaire évidemment : sa mère s’affichait Voltairienne et Hugo à son tour l’a abondamment cité pour son intransigeance, pour sa vision qui a marqué son siècle.

Shakespeare également, qui sera aussi, pour lui, un homme absolument éminent. Petite anecdote : François-Victor Hugo, un de ses fils, était traducteur des œuvres de Shakespeare. Un jour, il vient voir son père et lui dit : « Père, j’aimerais bien, comme je traduis les œuvres de Shakespeare, que vous fassiez une préface pour ce livre que je suis en train de traduire. » Et Hugo, étant Hugo, va faire un livre de plus de 400 pages, qui va s’appeler William Shakespeare, dans lequel il va exprimer toutes ses idées sur le progrès, sur ce qu’est le génie, etc. Cela va être une mine qui caractérise sa vision du progrès (ce qui m’a beaucoup intéressé puisque j’ai écrit un livre là-dessus Le progrès, le mode de l’homme).

Il va être aussi très marqué par Dante, notamment, qu’il considérera comme un génie et dont il parle beaucoup dans son livre sur William Shakespeare.

Il sera marqué, par d’autres personnages qui ont marqué l’histoire comme Eschyle, les Grecs… C’est un homme qui va avoir des références historiques et littéraires profondes.

Avec Zola, ils vont avoir une relation un peu compliquée : Zola considérait Victor Hugo comme un grand bourgeois qui s’occupait des pauvres, alors que lui-même était un homme beaucoup plus simple en apparence, qui se sentait plus homme du peuple. Leur relation ne sera pas forcément au beau fixe. À la sensibilité de Hugo s’oppose le naturalisme de Zola. Ils ne sont également pas non plus tout à fait de la même génération : Victor Hugo est né en 1802, Zola en 1840. Victor Hugo meurt en 1885 et ne connaîtra pas l’affaire Dreyfus en 1894. C’est donc Zola et non Hugo qui sera le grand marqueur de ce moment si important dans notre histoire (je le précise car beaucoup de gens font la confusion).

En revanche, il entretiendra de très bonnes relations avec d’autres grands écrivains : Théophile Gautier, bien sûr, dont il gardera une amitié fidèle jusqu’à sa mort. Alexandre Dumas également. Balzac enfin dont il fera l’éloge funèbre.

Puis, parmi les hommes politiques qui ont marqué l’histoire, Victor Hugo va être marqué par Mirabeau, grand orateur du début de la Révolution, qui voulait une monarchie constitutionnelle, faire que la Révolution accouche d’une société dans laquelle le roi ne soit plus de droit divin et ne concentre plus tous les pouvoirs. Mirabeau va donc se battre pour le Tiers-État, mais tout en craignant que le peuple prenant le pouvoir n’arrive à des excès… Ce qui arrivera d’ailleurs à partir de 1793-1794 avec la période de La Terreur, à laquelle Mirabeau mort en 1791 n’assistera pas. Finalement, sa trace dans l’histoire sera mitigée car adulé en 1789-1791, on s’aperçoit à son décès qu’il avait des contacts avec Louis XVI, des contacts qu’il avait noués pour mettre en place son projet de monarchie constitutionnelle auquel Louis XVI n’avait en réalité pas vraiment adhéré. Finalement Mirabeau est rattrapé par l’histoire : lui, qui sera panthéonisé, va être dépanthéonisé et finira dans une fosse commune. On avait ouvert le Panthéon pour lui, et paradoxalement le Panthéon sera rouvert pour les obsèques de Hugo, qui sera panthéonisé alors que Mirabeau en aura été sorti.
Hugo était quelqu’un de proche du peuple mais qui, en même temps, se méfiait des excès du peuple et des révolutions sanguinaires. Il sera très marqué par l’épisode de la Terreur en 1793-1794, qu’il voudra surtout éviter. C’est la raison je pense de son attachement envers Mirabeau, qui était lui aussi à la fois un grand orateur et un homme assez mesuré, à la fois proche du peuple et en même temps méfiant de la populace. Un attachement important puisqu’il a d’ailleurs écrit un livre sur Mirabeau, que peu de gens connaissent.
Toute sa vie, Hugo va développer ce thème : le peuple doit être éduqué. Condition indispensable pour qu’il puisse s’élever vers le progrès et la lumière. Mais en même temps, il se méfie du peuple non éduqué, qui ne sait faire que des émeutes et peut sombrer dans des violences sanglantes. C’est toute cette ambiguïté qui fait qu’il restera dans l’histoire comme quelqu’un de proche du peuple, mais méfiant de ses excès. Ainsi, il est adulé à peu près par tous. »

 

Victor Hugo, un homme engagé et visionnaire

 

Godefroy Troude : « Victor Hugo n’était pas seulement un géant de la littérature, comme vous l’avez souligné : c’était aussi un homme engagé, un homme politique fervent, défenseur des idéaux de justice et de progrès : anticlérical, homme de gauche, partisan de l’abolition de la peine de mort, il militait pour les États-Unis d’Europe et rêvait même d’une monnaie unique, une vision particulièrement en avance sur son temps… »

Pierre Jouvencel : « Oui, en avance sur son temps, mais attention : il faut rappeler que Victor Hugo n’a pas toujours été un homme de gauche. Il a d’abord été monarchiste, influencé par sa mère, Sophie Trébuchet, née dans les environs de Nantes. Sa mère, royaliste convaincue, avait vécu la période de la Révolution française avec La Terreur des Bleus qui pourchassaient les Chouans. Car bien qu’elle ait épousé un capitaine de Napoléon, devenu par la suite colonel puis général, elle est restée profondément attachée à la monarchie. Victor Hugo va vivre avec sa mère puisque ses parents vont se séparer tôt — son père part en campagne d’Italie, d’Espagne — et ils vont se déchirer assez rapidement. Sa mère va entretenir une liaison avec le Général La Horie, ancien ami de son père et resté lui aussi royaliste. Et lorsque Victor Hugo et ses frères vivent avec leur mère dans le petit couvent des Feuillantines à Paris, La Horie vivra dans une petite chapelle dans le jardin, et on apprendra qu’il s’agit du parrain de Victor Hugo et selon toute vraisemblance l’amant de sa mère. La Horie participera au Coup d’État du général Malet, pendant que Napoléon est en Campagne de Russie. Apprenant le coup d’État, Napoléon revient immédiatement et fait fusiller ceux qui ont fomenté le coup d’État, dont La Horie qui sera exécuté en 1812. Cet événement marquera profondément Victor Hugo, alors âgé de 10 ans, qui se souviendra avoir tenu la main de sa mère devant les affiches annonçant l’exécution et suscitera chez lui une aversion précoce pour la peine de mort, un combat qu’il portera toute sa vie. Donc à cette époque il est monarchiste.

Puis à la mort de sa mère il renoue avec son père, influencé par la gloire de l’empire, et devient bonapartiste. Puis, en 1930, sous la Monarchie de Juillet, il soutient Louis-Philippe et se rapproche des Orléanistes. En 1844 il devient confident de Louis-Philippe. En 1848, il voit en Louis-Napoléon Bonaparte une figure capable de stabiliser la France, mais il s’en détourne rapidement, pressentant la venue de son Coup d’État de 1851, à la suite duquel il explose en appelant à renvoyer le dictateur. Malheureusement le peuple de Paris ne le suit pas et il va être condamné à mort.

Condamné à l’exil, c’est finalement là que se forme sa légende. Car lorsqu’il siège à l’assemblée de 1948 à 1851, il est avec les conservateurs. Et ce n’est qu’après l’exil qu’il va devenir un véritable républicain et il dira d’ailleurs « Je suis un républicain tardif mais un républicain déterminé ! ». À son retour de ses 19 ans d’exil, en 1870, après la chute du Second Empire, il sera un républicain adulé, et siégera à la gauche du Sénat. Au point qu’à son enterrement, de la droite à la gauche de l’assemblée, chacun va réclamer la dépouille du grand homme qui a marqué son histoire et qui a été adoré à la fin de sa vie par le peuple.

On a donc tendance à imaginer l’homme de la République avec sa grande barbe blanche, l’homme de la liberté, égalité, fraternité, ce qu’il a toujours été, mais pas toujours avec la République, et c’est l’exil qui forgera cette légende magnifique de Victor Hugo. »

Godefroy Troude : « On peut peut-être préciser à propos de cet exil que malgré l’amnistie de Napoléon III, il a refusé de rentrer en France… »

Pierre Jouvencel : « Absolument. A partir de 1859, Napoléon III va faire en sorte que les émigrés qui étaient partis au moment du coup d’État puissent rentrer en France avec une amnistie. Et Hugo sera un des rares à refuser de rentrer en disant « Lorsque la Liberté rentrera, je rentrerai ! ». Il est donc allé jusqu’au bout de ses convictions, et ne rentrera qu’en 1870 au moment de la défaite de Sedan et de la chute de Napoléon III. Il va rentrer avec la République sous les applaudissements et les hourras de la foule. Il sera adulé puisqu’à ses obsèques en 1885, deux millions de personnes défileront dans les rues de Paris. Et auparavant, pour son 80ème anniversaire le peuple de Paris et de province aura déjà défilé sous ses fenêtres.

C’est un homme remarquable par ses qualités littéraires et ses combats.

C’est d’abord l’abolition de la peine de mort, son combat majeur.

C’est aussi le social avec son discours sur l’abolition de la misère de 1849 à l’Assemblée Nationale. Le député Adolphe Blanqui (frère d’Auguste Blanqui qu’on appelait aussi “l’insurgé”), connaissant l’appétence qu’avait Victor Hugo pour les questions sociales l’incitera à visiter les “caves de Lille”, où vivent des familles entassées dans des conditions insalubres, sans air, dans l’humidité. Effaré par ce qu’il va voir, avec des personnes mourant par manque d’hygiène, ce voyage va lui inspirer un discours puissant sur la condition sociale, mais qui ne sera jamais prononcé en raison du coup d’État de 1851. C’est donc un engagement majeur vers le social et le peuple, qui trouve son expression la plus emblématique dans Les Misérables.

Victor Hugo fut l’un des premiers à concevoir l’idée des “États-Unis d’Europe”, à avoir conscience que les peuples européens doivent se regrouper pour faire face à l’émergence des États-Unis d’Amérique pour ne pas se faire avaler par les grands États.

L’éducation était un autre combat. Hugo était profondément croyant mais était en délicatesse avec l’institution religieuse. 1850 voit avec Napoléon III le retour d’un certain ordre moral et le Comte Falloux, alors Ministre de l’Instruction publique et des Cultes, propose une loi visant à faire que l’enseignement religieux soit la norme, et l’enseignement des enfants confié à l’église. Victor Hugo, bien que croyant, va se battre fermement pour une éducation libre et gratuite, avec l’idée que l’éducation est du ressort de la famille et l’instruction l’affaire de l’État. L’enseignement pour tous est son combat.
Hugo voit dans l’éducation un levier fondamental pour libérer les esprits. Il rejoint ainsi Danton, qui disait : « Après le pain, le plus important est l’éducation du peuple. » Hugo s’est beaucoup battu pour l’enseignement en disant : « La liberté commence où l’ignorance finit. » de nombreuses phrases pour expliquer qu’un peuple ne peut devenir véritablement peuple que s’il est éduqué, sinon il reste une populace qui ne sait faire que des émeutes. Pour le progrès de la société il faut une éducation pour éclairer les esprits.

Un autre grand combat de Victor Hugo est celui pour l’égalité entre hommes et femmes. Bien qu’il soit connu pour ses fort nombreuses aventures féminines, jusqu’à un âge avancé, on sait moins qu’il a été un défenseur de l’égalité Homme-Femme. D’ailleurs deux grandes figures féminines, George Sand et Louise Michel, vont l’accompagner tout au long de son parcours. George Sand qu’il ne rencontrera pas, mais avec laquelle il va entretenir une correspondance assez longue, marquant une estime mutuelle. Et Louise Michel, égérie de la Commune de Paris, avec laquelle il va garder une correspondance et une amitié jusqu’à la fin. Bien qu’il ne soutienne pas le soulèvement de la Commune – qu’il juge dangereux alors que les prussiens sont aux portes de Paris – il va soutenir les communards en réclamant leur amnistie. Victor Hugo dira d’ailleurs : « Il y a dans ce monde un être qui n’est pas à sa place parce qu’on ne lui donne pas la possibilité de l’être : c’est la femme. Il faut donner à la femme les mêmes droits qu’aux hommes ». À l’époque, je rappelle qu’on est au XIXème siècle, il est l’un des premiers à revendiquer cette égalité Homme-Femme, en tout cas en tant qu’homme, puisque effectivement pendant la Révolution française il y avait eu Olympe de Gouges, Manon Roland ou Théroigne de Méricourt, etc. Victor Hugo a été un des premiers hommes à réclamer cette égalité. Il est important de le dire.

Donc tout au long de sa vie, Victor Hugo a été engagé sur de nombreux combats : liberté, égalité, justice et fraternité.

Ce qui me plaît le plus, et ce que j’ai voulu transmettre dans mon spectacle, c’est son profond humanisme. Victor Hugo est véritablement un écrivain humaniste, constamment préoccupé par l’humain, par les petites gens, par ceux qui souffrent. Lui-même, il faut le noter, était un grand bourgeois. Pourtant, il n’a pas toujours vécu dans l’aisance. Pendant son enfance, lorsque sa mère vit seule et que son père ne subvient pas aux besoins de la famille, Hugo, ses frères et leur mère vivent dans une certaine misère. Il est alors pensionnaire à la pension Cordier, où les conditions sont difficiles. Cependant, très rapidement, grâce à ses livres, il commence à bien gagner sa vie. Il accède à une existence confortable et même prestigieuse, devenant un bourgeois, puis vicomte, puis comte (son père était général d’Empire). Mais malgré cette vie confortable, Hugo reste profondément attentif au sort de ceux qui n’ont rien. »

 

Victor Hugo : un génie protéiforme

 

Godefroy Troude : « Victor Hugo était également un artiste graphique. Il a réalisé plusieurs milliers de dessins et conçu de nombreux meubles qui se trouvaient dans ses habitations. »

Pierre Jouvencel : « Absolument. C’est pourquoi je le qualifie de « génie protéiforme ». Il était capable de tout : il excellait en poésie, en roman, en théâtre, mais également dans les arts visuels, notamment le dessin et la peinture. Il suffit de visiter sa maison à Guernesey pour constater son goût prononcé pour la décoration intérieure et même pour l’architecture. Hugo est un homme qui a touché à tous les domaines. Il me semble qu’il existe très peu de génies de cette envergure. Si l’on remonte dans l’histoire, je pense à Léonard de Vinci, un autre esprit universel, qui a fait des choses dans tous les domaines.

Mais Hugo, à mon avis, se distingue parmi les grandes figures qui ont marqué notre histoire culturelle, sociale et politique. Ce qui le rend unique, c’est qu’il a profondément marqué son époque dans tous les domaines où il s’est engagé. En somme, Victor Hugo c’est le XIXᵉ siècle : né en 1802 et mort en 1885, il a eu une longévité remarquable pour son époque, sa vie embrasse les grandes transformations de ce siècle. S’intéresser à Hugo, c’est s’intéresser à l’histoire de France du XIXᵉ siècle : on balaye à la fois l’Empire, toute la période de la monarchie, le Second Empire et la République ! C’est incroyable de constater qu’en tirant le fil de la vie de Victor Hugo, on comprend mieux l’histoire de France.

C’est cet aspect que je voulais mettre en avant dans mon spectacle. Il s’agit évidemment d’un spectacle littéraire et théâtral, mais aussi fortement marqué par l’Histoire, car je suis également passionné par l’Histoire. J’essaye d’être un passeur pour les jeunes générations. C’est pourquoi j’interviens dans des collèges et des lycées, car je ne veux pas que les jeunes passent à côté de Victor Hugo, pour leur faire entendre une langue qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre mais également de traverser l’histoire, ce qui à travers leurs questions permet aussi d’aborder de différents et nombreux sujets. Mon spectacle s’adresse également aux professeurs de français et d’histoire. »

 

Victor Hugo : transmettre des valeurs d’humanisme

 

Godefroy Troude : « Oui, à travers votre spectacle et son aspect biographique, on sent chez vous une volonté de transmettre bien plus : les idées, les combats et les valeurs de Victor Hugo. »

Pierre Jouvencel : « Absolument. C’est primordial. C’est cet humanisme de Victor Hugo que j’ai voulu montrer dans ce spectacle (je prépare d’ailleurs un nouveau spectacle « Humanistes » qui reprendra les grands discours humanistes de la Révolution au XXème siècle). Je pense qu’on a besoin que l’Humanisme revienne en force dans une société de plus en plus individualiste, de remettre l’humain au cœur du débat. Ma ligne de conduite a été qu’en sortant du spectacle les gens se disent « J’en sais un peu plus sur Victor Hugo, son discours m’a marqué, ça m’a fait du bien, ça m’a mis du baume au cœur ». Montrer qu’un certain nombre de personnes se sont battues pour les autres, pour le progrès le progrès matériel mais aussi le progrès social, le progrès spirituel . »

 

Godefroy Troude : « Merci Pierre Jouvencel pour ce moment précieux qui j’espère donnera envie aux spectateurs et auditeurs d’aller voir votre émouvant spectacle, de visiter aussi des lieux comme la Maison de Victor Hugo — il y en a beaucoup — et de se plonger ou se replonger dans l’œuvre magistrale de Victor Hugo. »

 

À voir aussi

La compagnie Élégie, avec dates des tournées du spectacle (Instagram)
– « Victor Hugo : un géant dans un siècle », Pierre Jouvencel (Édition Compagnie Élégie, 2020, 123 pages).

Notes

– Remerciements à Mme Florence Claval et la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, Paris pour leur accueil.
– Entretien réalisé à Paris, le 12 novembre 2024. Entretien, image, son, montage : Godefroy Troude.
– Le montage vidéo a été validé par M. Pierre Jouvencel. La version écrite, légèrement remaniée, a également été relue et enrichie par M. Pierre Jouvencel.
– Bande annonce du spectacle « Victor Hugo : un géant dans un siècle » rediffusée avec l’aimable autorisation de Pierre Jouvencel. Mise en scène d’Alexandre Delimoges, écrit et interprété par Pierre Jouvencel, meilleur auteur contemporain, le Off 2022, Festival Off Avignon.
– Photo d’illustration de l’article extraite de la vidéo de l’entretien.

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