« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Marie-Pierre Thomas

Marie-Pierre Thomas a travaillé sur la série Histoire parallèle de 1993 à 2001, d’abord comme documentaliste, puis comme collaboratrice de Marc Ferro. Dans cet entretien vidéo de 48 minutes réalisé en janvier 2024, elle porte un regard sur l’émission, son travail au quotidien pour trouver et organiser la venue des invités (historiens, témoins et personnalités politiques) participant à l’émission. Des rencontres touchantes et un travail qui rejoint parfois celui du détective privé. Ci-dessous, transcription écrite de l’interview.

Dans cet article :
1) Introduction
2) Entrée dans Histoire Parallèle
3) Trouver des invités
4) Faire venir les invités
5) Les invités
6) Difficile de rester à l’antenne 12 ans
7) Revoir Histoire parallèle
8) Conclusion

1) Introduction

Godefroy Troude : « Marie-Pierre Thomas, je vous remercie d’avoir accepté cet entretien au sujet de l’émission Histoire parallèle. Pourriez-vous d’abord présenter l’émission ? »

Marie-Pierre Thomas : « C’est une série d’émissions qui raconte l’histoire au travers des archives hebdomadaires qui étaient projetées dans les cinémas français et allemands à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, et qui raconte donc de façon parallèle ce qui se passait en France et ce qui se passait en Allemagne, notamment sur le front. L’émission, qui a été créée par Louisette Neil, confrontait deux pays à travers deux archives d’actualités, un concept très fort, très novateur, en s’appuyant sur les connaissances de Marc Ferro qui animait l’émission avec un autre historien. C’est donc un apprentissage de la lecture d’image : comment décrypter une image pour identifier où est la propagande et où est le fait réel. Une émission qui a eu une renommée internationale ! »

2) Entrée dans Histoire Parallèle

Godefroy Troude : « Quand êtes vous entrée dans l’émission ? »

Marie-Pierre Thomas : « J’y suis entrée en septembre 1993 grâce à Louisette Neil avec qui j’avais travaillé à La Sept où elle dirigeait l’unité documentaire, avec Thierry Garrel, mais elle gérait aussi l’animation, côté Achats. On s’entendait très bien et quand elle a réorganisé l’émission, elle m’a proposé d’y venir. Cela m’intéressait mais je ne connaissais pas grand-chose à l’Histoire car j’avais une formation scientifique et je me destinais au scénario (j’écrivais, je lisais énormément, je faisais énormément de conseils, mais aussi des fiches de lecture…). En plus je n’avais pas la télévision et ne connaissais Marc Ferro que par France Inter ! Je n’avais que des handicaps (rire) ! Mais j’avais la chance d’être bilingue anglais-français, ce qui les intéressait, et j’avais fait croire également que je parlais allemand, bien que je le comprenais seulement. Je me disais que cela me ferait un boulot stable et que je pourrais écrire par ailleurs. Donc je suis rentrée sur Histoire parallèle mais comme je ne connaissais pas l’Histoire et il m’a fallu potasser le sujet ! (rire) Et comme j’adore apprendre je me suis dit qu’il n’y avait aucune raison que je n’y arrive pas. Et j’ai tout rattrapé ! On m’a fait confiance : personne ne m’a posé de question sur l’Histoire. »

Godefroy Troude : « Donc quand vous êtes rentrée il y avait déjà 4 années d’émission qui avaient été consacrées jusque-là à la Seconde Guerre mondiale… »

Marie-Pierre Thomas : « Oui, et en 1943 la guerre n’était pas terminée : il n’y avait pas encore eu le Débarquement ni la Libération de Paris, etc… J’arrivais dans une période très curieuse de l’Histoire et quand je regardais les « conducteurs » des archives j’étais un peu perdue (le conducteur est ici une description écrite du contenu d’une bobine de film). Cette actualité ce n’était que des découvertes et cela faisait beaucoup d’un seul coup. »

Godefroy Troude : « C’était passer de l’histoire qu’on connait, qui a été digérée par le temps et est devenue un peu un Mythe, à une histoire qui est plus quotidienne, à travers l’actualité brute… »

Marie-Pierre Thomas : « Exactement. Je n’avais que de vagues souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, mais au lycée ce n’était pas aussi détaillé, par exemple au niveau des fronts à l’Est et je me sentais un peu démunie. Aussi j’avais acheté énormément de livres d’histoire, mais même les « Annales du Bac » ne disaient pas grand-chose sur 1943, et encore moins les archives allemandes, où ma maîtrise de l’allemand me montrait surtout tout ce que j’ignorais (rire).
Avant mon arrivée, il y avait eu d’abord l’Histoire parallèle des actualités françaises face aux actualités allemande, puis petit à petit on a étendu aux actualités des autres belligérants : les actualités américaines, anglaises, etc. Donc il y a eu d’autres histoires parallèles. Lorsque je suis arrivée on parlait du front du Pacifique : je crois qu’on avait une archive américaine, ou peut-être une archive allemande, mais pas une archive japonaise de la NHK qui je crois sont arrivées plus tard.

Avec Marc Ferro, ce fut une vraie rencontre : il était très impressionnant. Je me suis très bien entendue avec lui. Au départ, je le vouvoyais, ensuite on se tutoyait. Comme l’avait dit Pauline Kerleroux dans son interview, Marc Ferro nous invitait tous les étés avec toute l’équipe — Didier Deleskiewicz, Pauline Kerleroux, Christine Morisset qui était la productrice, Louisette Neil — dans un petit hameau appelé Fenouillède, perdu au-dessus de Bézier. Plus tard nous ont rejoints Françoise Weil, scripte, et Michèle Fournier, documentaliste venue en renfort de Pauline pour trouver d’autres documents visuels. Ces moments à Fenouillède étaient délicieux mais on était aussi là pour travailler ! (rire) On préparait l’année à venir, mais surtout le premier trimestre d’émission jusqu’en décembre. Je travaillais énormément en amont pour essayer d’avoir les invités.

Il y avait 52 émissions par an, puisque l’émission était hebdomadaire, et comme on ne travaillait pas une partie de l’été et qu’on n’enregistrait pas un épisode par semaine on regroupait 4 épisodes sur une période de 2 jours. On montait le plateau et réglait les lumières en début de période puis on enchaînait les émissions. »

3) Trouver des invités

Godefroy Troude : « Quelle était votre fonction ? »

Marie-Pierre Thomas : « C’était de trouver la personne qui en plateau allait donner la réplique à Marc et raconter quelque chose par rapport à l’archive, qui décrivait soit un fait d’armes, soit le quotidien. Par mes connaissances je ne suis pas allée vers les historiens mais surtout vers des témoins, plutôt des américains comme je parlais facilement anglais. Ainsi, j’ai fait venir des gens nouveaux sur l’émission. J’avais par exemple trouvé un publicitaire américain qui en 1943 était sur place, dont j’avais eu connaissance par un livre qu’il avait écrit. Sinon je ne l’aurais jamais trouvé, parce qu’à l’époque c’était avant Internet !

Il y avait quand même le Minitel, ce qui était déjà très bien, car on pouvait accéder à distance à l’index des références de livres en bibliothèque. Je les fréquentais énormément : il y en avait une à Nanterre, la « BDIC » (Bibliothèque de Documentation Internationale et Contemporaine), qui a un fond génial pour qui fait des recherches en histoire et en relations internationales (qui d’ailleurs a récupéré à la mort de Marc Ferro un fond, qu’on a appelé « Marc Ferro »). J’allais dans toutes les bibliothèques : Sainte-Geneviève, Sciences-Po… J’étais partout pour trouver des témoins qui changeaient des historiens. En vous en parlant, je pense qu’il y avait aussi inconsciemment une volonté de cacher que je n’étais pas historienne.

Il y avait également le réseau Marc Ferro : comme il était directeur de recherche à l’École des Hautes Études et directeur des Annales, là-bas aussi il y avait des chercheurs qui le connaissaient. La chance elle est là : au-delà des fonds des bibliothèques il y avait le fonds inépuisable d’homme et de femmes très pointus des Hautes études. Et comme il avait donné des cours un peu partout dans le monde, on se souvenait de lui. Il a eu énormément d’élèves filles, qu’il considérait plus intelligentes que les garçons. Il le disait d’ailleurs ouvertement, ce n’était pas de la flagornerie. Et lorsque j’appelais des historiennes aux États-Unis pour avoir des coordonnées de contacts, elles étaient ravies de pouvoir m’aider. Mais en fait elles aidaient Marc Ferro. Il y avait un réseau à l’international qui agissait sur le nom de Marc. Il a su créer cela. C’était énorme.

Les invités acceptaient de participer à l’émission grâce à Marc Ferro, qui était quelqu’un de renommée internationale. Sa réputation a d’ailleurs commencé à se faire aux États-Unis avant d’être en France, ce qui était une chance. Il était connu également dans les pays de l’Est, en Union Soviétique, sur le continent Africain…

Je n’étais pas toujours présente aux enregistrements. Marc disait — je vais faire des révélations sur Marc (rire !) — « il y a les culs assis et les culs en l’air ». C’est-à-dire qu’il y a les gens qui restent dans les bureaux, et ceux qui bougent. Et moi je bougeais beaucoup puisque j’écumais les bibliothèques pour trouver des invités qui surprennent, avec des angles nouveaux. »

4) Faire venir les invités

Godefroy Troude : « Dans votre travail, il y avait donc une première étape qui consistait à trouver des invités potentiels, puis à les faire sélectionner par Marc Ferro. Et ensuite ? »

Marie-Pierre Thomas : « Ensuite il fallait préparer l’interview, mais sans vraiment la préparer car — on le sait tous — quand on prépare trop l’interview les gens n’ont plus rien à dire devant la caméra car ils croient avoir déjà tout dit. C’était une petite délicatesse à avoir, de n’en dire qu’un petit peu et qu’ils allaient parler avec Marc…

Puis il fallait les faire venir au studio, parfois de très loin. Beaucoup des historiens, sociologues et chercheurs habitaient Paris, comme Madeleine Rebérioux et Lucie Aubrac par exemple. Quelques invités étaient en province, on leur payait le train. Davantage étaient à l’étranger comme les américains et les japonais avec lesquels c’était compliqué ! Quand on est chercheur à l’étranger avec une vie de famille on se demande pourquoi aller en France en se tapant 6 heures d’avion en classe économique (car on n’avait pas le budget pour la classe affaire), le décalage horaire, tout ça pour aller dans le XVIᵉ arrondissement juste pour une heure d’émission sur une chaîne de télévision pas hyper glamour, La Sept/Arte le samedi vers 19h00 ou 19h30 voire 20h00. Ce n’était pas TF1 en prime time !

Il faut faire rêver les gens, et le XVIᵉ ce n’était pas évident même si on leur disait que ça ne serait pas très loin de la statue de la Liberté …de Paris (rire !). Quand on leur disait que cela serait dans le centre de Paris c’était plus facile !

Car on avait deux lieux de tournage à Paris. Un au centre de Paris, derrière la Banque de France, près de la place des victoires, et un autre derrière la Maison de la Radio, avenue Théophile Gauthier.
Quand on habite Paris, la rue Théophile Gauthier ce n’est pas compliqué, mais quand on habite ailleurs ce n’est pas évident avec le RER-C qui dessert la maison de la radio mais qui est un peu loin, la ligne 10 du métro dont l’arrêt est un peu loin également et qui en plus a la particularité de ne pas desservir toutes les stations. Aussi on conseillait plutôt aux invités de venir en taxi, ça on avait les moyens de le leur payer. Dans ce coin du XVIᵉ où il n’y avait rien, on avait repéré un petit café pas trop loin du studio où on se donnait tous rendez-vous avant le maquillage pour être sûr que tout le monde arrive à l’heure. Et je me souviens d’un invité qui venait deux fois l’an et prenait toujours un thé très fort — il lui fallait quatre sachets — et que le patron du bar voulait lui compter quatre thés. À chaque fois c’était la bagarre avec le patron pour négocier, finalement que ce serait deux thés, comme si le sachet de thé coûtait une fortune alors que c’était simplement du Lipton en plus… »

5) Les invités

Godefroy Troude : « Histoire parallèle a reçu environ 400 invités. »

Marie-Pierre Thomas : « Oui, environ 400, c’est énorme. On peut dire que la plupart des historiens occidentaux sont venus sur Histoire parallèle. Des historiennes aussi, parce qu’à l’École des Hautes études il y avait beaucoup d’historiennes. Il y avait aussi des témoins et personnalités politiques.

Mon grand fait d’armes sur Histoire parallèle c’est quand même d’avoir eu …Henry Kissinger ! Ce n’est pas rien ! C’était évidemment un pari : on n’était pas sûr de l’avoir. Pendant 4 à 5 mois j’ai fait le siège de son secrétariat par téléphone et il ne nous répondait pas. Je le harcelais pour qu’il accepte (rire !). Et un jour dans mes recherches j’apprends que sa femme est malade et j’en parle à Marc qui me conseille de lui faire envoyer des fleurs. Je pense que notre geste a joué car Kissinger a donné son accord. C’était en 1995. J’étais très fière : je me souviens dans la rue de dire à un copain « tu fais quoi dans la vie ? Parce que moi j’ai Henry Kissinger sur Histoire parallèle, alors hein ? voilà quoi ! » (rires !). Marc aussi en était très content, l’équipe pétait le feu ! (rires !)

Il y a eu un autre fait d’armes personnel qui est Pamela Harriman, ancienne ambassadrice américaine à Paris sous Bill Clinton. Comme j’écumais les bibliothèques, j’avais découvert en lisant les mémoires de Winston Churchill à la BDIC qu’il parlait de son fils Randolph qui avait une petite amie, Pamela, avec laquelle il part aux États-Unis, puis à Yalta et qu’il se sentait plus proche de sa belle-fille que de son propre fils. Et à côté je lisais les mémoires d’Harriman, qui est à Yalta, fait des aller-retours avec les États-Unis et parle de Pamela. Et tout d’un coup en travaillant les deux livres j’ai le sentiment que Harriman a une aventure avec Pamela ! Donc j’en parle à Marc en lui montrant les passages des mémoires de Churchill et d’Harriman et en disant que je pense que Pamela a été l’espionne de Churchill et qu’il faut qu’il lui pose la question ! Personne n’en avait parlé, et vu ces informations elle devrait confirmer ! (en aparté 🙂 C’est pour ça que c’est passionnant l’Histoire ! Après ça j’étais mordue ! (rires !)
Donc quand on a tourné l’émission, qui était enregistrée à l’ambassade américaine à Paris, Marc m’a indiqué qu’il lui avait posé la question juste avant d’entrer sur le plateau et qu’elle avait été surprise que quelqu’un ait débusqué cette histoire qu’elle n’avait à l’époque jamais racontée. Sachant que cette information allait certainement sortir dans la presse elle a autorisé que cette « anecdote » de l’histoire sorte, alors qu’en cette année 1994 elle était ambassadrice des États-Unis en France : Churchill l’avait bien utilisée pour approcher et « influencer » Harriman — même si on ne saura jamais exactement dans quelle proportion — avec lequel elle a eu une liaison de 1943 jusqu’au moins en 1945, alors qu’elle était mariée au fils de Winston Churchill. On l’appelait « la courtisane ». Quelques années plus tard, un livre a été publié à ce sujet. Je m’en souviens car un producteur m’avait demandé d’écrire un scénario sur cette histoire qui était pour lui aussi une révélation. Cette liaison a été rendue publique grâce à Histoire parallèle ! »

Godefroy Troude : « Vous avez un fond de détective privé ! »

Marie-Pierre Thomas : « J’adore les polars, j’en écris aujourd’hui car je suis scénariste, donc oui je revendique tout à fait un fond de détective privé !

On a aussi reçu Lucie Aubrac, qui sur le plateau nous a parlé de son amour pour son mari Raymond Aubrac et nous a révélé comment elle l’avait sauvé. Et de cette histoire est né ensuite le film « Lucie Aubrac » de Claude Berri avec Carole Bouquet. Histoire parallèle a permis de révéler des faits divers de l’Histoire française pendant la Seconde Guerre mondiale, soit de très belles histoires d’amour comme celle de Lucie et son mari Raymond.

Une autre chose que j’avais faite en 1994, lors des émissions sur le Débarquement de 1944, c’était de réunir sur la même plage un allemand, un français et un américain. Quand on sait la boucherie que cela a été, j’avais les larmes aux yeux de voir que les trois étaient heureux d’être là ensemble.

En 1995 on commence à être sur des thèmes féministes avec l’émission « Les femmes s’émancipent », et on avait reçu Madeleine Rebérioux, une historienne très engagée à gauche, résistante, dont d’ailleurs Marc Ferro nous avait fait remarquer qu’elle n’avait pas sa langue dans sa poche (rire) et sur le plateau au moment de parler de l’éducation des filles, elle dit « Oui, alors, l’élevage des enfants… » Et entre femmes de l’équipe on a toutes sursauté et on s’est regardées en se disant qu’on allait peut-être s’arrêter… Mais sentant probablement un étonnement elle a insisté : « Non, je dis bien élevage des enfants ! ». Ça m’a tellement choqué que je m’en souviens aujourd’hui. Je me suis dit qu’elle avait eu l’opportunité de se reprendre et de changer de mot pour « éducation ». Mais non, en fait, du point de vue de la femme (et non des enfants) c’est de l’élevage puisque je dois travailler, je ne suis pas là pour éduquer.

Simone Veil n’est jamais venue à Histoire parallèle, mais à chaque fois que je l’avais au téléphone — car on espère toujours les convaincre (rire) — elle me disait tout l’amour qu’elle avait pour l’émission et son respect pour Marc Ferro. Elle me disait qu’elle regardait tout le temps l’émission. Peut-être que le lien souterrain qui unissait sa propre histoire, les camps où elle a été déportée et y perd ses parents et son frère et celle de Marc Ferro dont la mère avait été déportée et n’était jamais revenue, que tout ce lien faisait qu’il était trop compliqué pour elle de venir en parler.

Jean-Luc Godard, évidemment il ne m’a pas fait le même effet que Henry Kissinger (rire). D’abord je me souviens que j’étais fière d’avoir sa voix sur mon répondeur ! …car à l’époque il y avait des répondeurs téléphoniques, les téléphones avaient des fils, pas de téléphone portable, et j’ai gardé la cassette du message un petit moment avant de l’effacer.
Jean-Luc Godard n’avait accepté de venir que s’il y avait Eric Hobsbawm, un historien britannique et grand penseur qu’on comptait d’ailleurs recevoir avec Marc, et dont Godard semblait avoir une obsession. Et Hobsbawm était flatté d’être invité mais se demandait pourquoi il était sur le plateau. D’ailleurs tout le monde se posait la question. C’était vraiment une curieuse émission. Les têtes d’affiche comme Godard écrasent un peu les sujets. C’est mieux d’avoir quelqu’un qui a une pensée articulée, qui révèle quelque chose ou raconte un fait-divers qui va nous faire réagir. Peut-être que Godard a voulu se moquer du dispositif de l’émission, on ne le saura jamais.
Un dernier mot sur Godard : La production avait mis en place un livre d’or, car on recevait de plus en plus de personnalités. Et lorsqu’on a demandé à Godard de le signer, il a écrit « Quand un livre dort, il faut le laisser dormir. » Je dois l’avouer ici mais j’ai réutilisé plusieurs fois cette citation que je trouve excellente : on s’ennuie tellement à se demander ce qu’on pourrait écrire d’original dans un livre d’or que je l’ai souvent réutilisée. Je lui ai beaucoup piqué ! (rire).

 Françoise Giroud était venue, qui avait une adoration pour Histoire parallèle. De même que Geneviève de Gaulle qui présidait ATD Quart monde à l’époque. Elle était très dure, mais quelqu’un de formidable.. On se sent petite face à des femmes qui ont eu de tels parcours. On est un peu écrasé par leur prise de risque, leur histoire et leur engagement. Ce sont des leçons de vie. Des monuments.

Pour le printemps de Prague, on est allés à Prague ! C’est qu’on n’avait jamais bougé du XVIᵉ arrondissement alors c’était bien de voyager un peu ! On était un peu en colonie de vacances.

On est aussi partis à Moscou avec Marc Ferro qui a écrit beaucoup pour l’histoire de l’URSS pour interviewer Gorbatchev ! J’étais avec Marc Ferro, à Moscou, sur la place rouge, et on a pu parler avec Mikhaïl Gorbatchev ! Quand il était au pouvoir, il a contribué avec la Perestroïka à « libéraliser » l’économie soviétique, à ne pas réprimer et à autonomiser les autres états de l’Union Soviétique. À l’extérieur, ce mouvement a été salué par l’occident. À l’intérieur, il a été vivement critiqué. Il y a eu une paupérisation de la population et des voix s’élevaient contre le rétrécissement de la Russie. Comme le lieu de tournage initialement prévu n’allait pas, nous avons fait l’émission dans la chambre de la scripte. C’est Marc qui avait choisi l’hôtel, le très grand hôtel Metropol, pas très loin de la place rouge (fait rarissime, car encore une fois c’était une émission avec très peu de budget, mais peut-être aussi car c’était la dernière année de l’émission). »

Godefroy Troude : « Une émission avec un invité remarquable, mais qui n’était plus vraiment Histoire parallèle dans la mesure où Gorbatchev écrasait les archives. L’important dans l’émission était Gorbatchev, pas les archives qui dataient d’il y a 50 ans. »

Marie-Pierre Thomas : « Oui, c’est vrai. Le concept disparaissait, il était très dur à tenir sur cette émission. »

Godefroy Troude : « Et en ce qui concerne les historiens, qui constituaient le socle des invités de l’émission ? Je pense par exemple à André Kaspi… »

Marie-Pierre Thomas : « Oui, il y avait André Kaspi, un historien formidable, quelqu’un de drôle, touchant et très disponible. Il habite près de Paris. Quand j’appelais les historiens qui participaient régulièrement à l’émission, il y avait également Pierre Milza qui était remarquable, c’était qu’ils aimaient beaucoup Marc Ferro. Ils avaient un grand respect et une grande complicité entre ces historiens, ce qui fait que moi je n’avais pas à faire grand-chose en réalité. Le bonheur de les avoir en ligne pour préparer l’émission, le bonheur de l’échange le temps de l’émission.

Il y avait aussi Robert Paxton, qui était formidable. C’est quand même lui qui a révélé à la France l’histoire de sa Collaboration. C’était un évènement de l’avoir en plateau. Il est venu 6 fois et il avait énormément de respect pour Marc qui je crois avait été un des premiers à parler de son livre.

Je me souviens d’Elikia M’Bokolo qui était remarquable, d’une très grande générosité, en paroles aussi, et très disponible. Il m’a appris énormément de choses car encore une fois moi j’y allais à tâtons (rires).

Un autre historien qui m’a marqué est Shlomo Sand, qui avait un regard très neuf, très novateur sur Israël. C’est Marc qui l’avait repéré. Il est venu deux fois et il était extraordinaire. Je pense à lui car en ce début d’année 2024 l’actualité est très compliquée, surtout en Palestine et en Israël.

J’aimerais parler aussi de Jacques Rupnik, sur les Balkans, qui a été excessivement clair. Il avait une vision très novatrice sur les Balkans et savait très bien en parler.

Elikia M’Bokolo, Shlomo Sand, Jacques Rupnik, Jacques Sapir

Jacques Sapir, qui était un historien spécialiste de l’URSS, très engagé. Il était de l’École des Hautes études où j’étais très souvent puisque Marc y avait son bureau et il avait pris toute une après-midi pour m’expliquer énormément de choses sur l’URSS, comment cela fonctionne, les méthodes de calcul. J’avais une vision de l’Ouest, très américaine, des relations internationales, et lui m’avait fait basculer de l’autre côté. Et c’est ça qui est passionnant à vivre !

L’émission s’est arrêtée en 2001 juste avant le 11 septembre. »

Godefroy Troude : « …oui, avec Bronislaw Geremek. »

Marie-Pierre Thomas : « Bronislaw Geremek était extraordinaire. C’était un homme politique, il était très disponible, d’une grande générosité, charmant, avec énormément de recul. Très intelligent. On pouvait compter sur lui. Il avait énormément d’amitié pour Marc. Il est venu 4 fois. « 

6) Difficile de rester à l’antenne 12 ans

Marie-Pierre Thomas : « Quand on a un témoin comme Henry Kissinger, c’est aussi une garantie de rester à l’antenne ! Certes la starification de l’invité, avec Kissinger, Mikhaïl Gorbatchev, cela pouvait amoindrir le rôle des archives. Il y a comme une espèce de guerre entre l’invité et les archives. »

Godefroy Troude : « Peut-on dire que de 1939 à 1945 il y avait une fidélisation implicite du fait du fil rouge du conflit mondial, qui a disparu ensuite et où les sujets étant chaque semaine différents, l’invité avait plus d’importance ? »

Marie-Pierre Thomas : « Oui, c’est plutôt ça et on n’en avait pas conscience à l’époque. Pour durer, il a fallu être plus thématique dans l’approche de l’émission, tout en conservant évidemment la base des archives, car on ne pouvait échapper au concept de l’émission qui était très fort. Il n’y a jamais au d’autre émission avec un concept aussi fort.

Car quoi qu’on en dise, l’émission était menacée assez régulièrement (rire). Histoire parallèle aura duré 12 ans et en télévision c’est très compliqué de faire durer quelque chose, car tout le monde a évidemment envie de prendre la place dans la grille de diffusion. Il nous a fallu argumenter que c’était une émission d’intérêt général, qui avec 50 ans d’écart racontait énormément de choses sur la société française, avec des bouleversements énormes. Pour documenter l’histoire d’un pays, Histoire parallèle a été formidable. Marc Ferro, Louisette Neil et Klaus Wenger qui a été invité à 42 reprises se sont battus pour que cette émission dure vraiment. »

7) Revoir Histoire parallèle

Marie-Pierre Thomas : « Il est regrettable de ne pas pouvoir accéder aux émissions pour les revoir. J’ai plusieurs points de vue :
– en tant que spectatrice d’Histoire Parallèle, j’aimerais effectivement pouvoir visionner toutes les émissions que nous avons produites, et peut-être faudrait-il penser à un tarif pour visionner celles que possède l’INA (puisque vous indiquez qu’elle ne les a pas toutes).
– en tant que personne qui a travaillé pour l’émission, je sais que c’est un imbroglio de droits qui empêche une rediffusion des émissions facile et accessible à tous,
– en tant que professeur et si j’enseignais l’histoire ou le décodage des médias, je pense qu’il serait d’utilité publique d’avoir accès à ces émissions.

C’est ce qui est très intéressant dans Histoire Parallèle et c’est qu’à chaque fois, en dehors des archives et du prestige de certains invités, l’émission nous obligeait à réfléchir d’une autre façon, nous offrait d’autres façons de penser, qui ouvrent l’esprit plutôt que d’être toujours dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « biais de confirmation ». Histoire parallèle proposait d’ouvrir l’esprit pour réfléchir contre nos propres préjugés. Images ou historien à l’appui ou témoignage à l’appui, on était obligé de changer de perception et d’oublier nos biais de confirmation et de grandir. Histoire parallèle avait cette force. Ça nous a tous fait grandir. Il y a très clairement eu un avant et un après Histoire parallèle. »

8) Conclusion

Marie-Pierre Thomas : « J’ai eu une chance extraordinaire de travailler avec Marc Ferro. Il m’a également associée à tous ses livres, jusqu’à ce que lui dise « stop ». Je me souviens, on était dans le métro et je lui ai dit « Marc, tu sais, il va falloir que j’écrive pour moi, il faut que j’abandonne Histoire parallèle, je ne peux plus faire les deux. C’est trop compliqué. » Il était très malin et il m’a répondu : « Bon, et bien fais-le… » Et quand je suis rentrée chez moi je me suis dit que ce n’était pas possible, je ne pouvais pas quitter Marc. Donc je reprenais l’émission encore un peu. Et puis un jour j’ai fini par partir. On s’est vraiment séparés.

Je remercie profondément Marc Ferro et Louisette Neil de m’avoir offert cette chance de travailler sur cette émission, et toute l’équipe de l’émission également de m’avoir supporté (rire !) parce que j’étais un peu insaisissable car toujours en vadrouille, et aussi tous les invités pour leur anecdotes, et leur générosité avec moi au téléphone (on avait beaucoup de conversations téléphoniques, il y avait aussi des fax qui d’ailleurs aujourd’hui sont tout blancs, effacés).
Grâce à cette émission c’est une énorme boule d’humanité qui a vu le jour : des gens qui ont survécu, qui ont réfléchi sur la guerre. Pour l’époque de la Seconde Guerre mondiale comme pour ce qui se passe aujourd’hui, cette émission apprend à décoder les images, à décoder la propagande, à savoir décoder le grain de l’ivraie comme on dit, à être aidé par des mentors (hommes et femmes), grâce à qui on n’est plus enfermé dans nos biais de confirmation. »

Godefroy Troude : « Oui, ne pas oublier l’histoire, pour éviter que l’horreur se reproduise, et hélas en ce moment l’actualité n’est pas rassurante. »

Marie-Pierre Thomas : « Non, en effet. On remercie l’Afrique du Sud d’exister ! l’Afrique du Sud a déposé auprès de la Cour internationale de Justice de l’ONU une plainte contre Israël pour Génocide dans l’enclave palestinienne de Gaza.

Et puis je vous remercie, vous, également. Le décès de Marc a été pour moi un choc énorme et voir votre publication sur Facebook m’a aidé : je voyais qu’il ne comptait pas que pour nous. Et de voir tout le travail que vous faites pour l’émission, c’est énorme. Ça fait vivre l’émission. Et ça, je veux dire merci ! »

 

Notes

Question complémentaire environnementale :
Godefroy Troude : « Connaissez-vous votre empreinte carbone ?
Marie-Pierre Thomas  : « Oui, mon empreinte est de 3,8 tonnes. »

L’image illustrant cet article est une copie d’écran provenant de l’interview, sur laquelle j’ai ajouté le logo Arte et un sous-titre afin de permettre d’identifier visuellement le contexte de l’émission (il ne s’agit pas d’une interview diffusée par la chaîne Arte).

Toutes les photos illustrant cet article sont des captures d’écran de l’émission Histoire parallèle, à l’exception de Simone Veil et Shlomo Sand (Wikipedia), Elikia M’Bokolo (Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse) et Jacques Sapir (extrait vidéo France24).

Entretien, image, son, montage : Godefroy Troude.

La retranscription de cette interview, réalisée en janvier 2024, a été intégralement relue et validée par Marie-Pierre Thomas. Certains sujets, abordés à plusieurs moments de l’interview, ont été regroupés dans la retranscription écrite. D’autres points communiqués par Marie-Pierre Thomas ont été ajoutés dans la retranscription et sont absents de l’enregistrement brut initial de l’interview. L’entretien a duré 50 minutes et son montage vidéo est quasiment intégral (48 minutes).

 

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