Entretien avec Jérôme Clément : Histoire parallèle, La Sept, Arte

Dans cette vidéo de 38 minutes, Jérôme Clément, président des chaînes de télévision La Sept puis Arte pendant 22 ans, évoque l’émission Histoire parallèle, la construction de la chaîne franco-allemande Arte, ainsi que la chaîne La Sept qui en était à l’origine.

La vidéo de l’entretien est accessible sur YouTube. Ci-dessous, index pour accès rapide à un moment de la vidéo :

00:00 Les émissions d’Histoire à la radio et la télévision.
02:06 1939-1989, la coïncidence évidente du cinquantenaire
03:33 Histoire parallèle, une émission unique au monde.
10:45 Revivre la Seconde Guerre mondiale.
12:31 Créer une chaîne franco-allemande, vaincre nos propres démons.
22:10 Marc Ferro, Louisette Neil et André Harris.
23:40
Création d’Arte avec la RFA.
26:38 Klaus Wenger.
27:40 Audience d’Arte en France et en Allemagne.
29:49 La Sept, à l’origine d’Arte
34:56 Avec Arte on a fait un truc génial. On ne le savait pas nous-mêmes.

Ci-dessous, retranscription écrite de l’entretien.

Entretien avec Jérôme Clément

 

Godefroy Troude : « Jérôme Clément, je suis ravi de vous rencontrer pour évoquer ensemble l’émission Histoire parallèle. Vous êtes une figure incontournable de la culture et de la politique culturelle en France, mais c’est avant tout au patron de chaîne de télévision que je m’adresse ici. En 1989, vous avez été élu à la direction de la chaîne de télévision La Sept, que vous avez transformée pour devenir en 1992 la chaîne franco-allemande Arte, que vous avez dirigé jusqu’en 2011, soit pendant près de 22 années. L’émission Histoire parallèle est née avec La Sept, puis est devenue à mes yeux le symbole de la chaîne franco-allemande Arte.

Les émissions d’Histoire à la radio et la télévision

Les émissions historiques ont occupé une place importante dans le monde audiovisuel. À la radio, ce furent « La tribune de l’Histoire » sur France Inter, « Les lundis de l’Histoire » sur France Culture, chacune pendant près de 50 ans, et plus récemment « L’Histoire en direct« * devenue « 2000 ans d’Histoire » puis « La marche de l’Histoire » pendant près de 35 ans *. À la télévision, il y eut « La caméra explore le temps » pendant 10 ans, puis « Alain Decaux raconte » étalées sur 18 années. Étiez-vous un auditeur ou spectateur de ces émissions ? »

Jérôme Clément : « Spectateur non, car on n’avait pas la télévision chez moi quand j’étais enfant, et donc jusqu’à mes 20 ans pratiquement je n’avais pas la télévision. J’écoutais plus la radio, avec beaucoup d’intérêt pour les émissions d’Histoire. Sans être un assidu, je me suis toujours intéressé à l’Histoire qui était un centre majeur de mes études secondaires puis universitaires. J’aime l’Histoire et cela m’intéresse. Donc il m’est arrivé d’écouter ces émissions, mais je n’étais pas accro pour écouter à tout prix telle ou telle émission. Ce n’était pas ma façon de vivre à l’époque.

1939-1989, la coïncidence évidente du cinquantenaire

Mais pour revenir à 1989, il est vrai que l’année où je suis arrivé à La Sept c’était le 50ème anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, et naturellement cette coïncidence de date a fait que l’on était pratiquement obligés de célébrer cet évènement. On ne pouvait pas passer à côté. […] Il fallait revenir sur cette histoire terrible de la seconde guerre mondiale.
50 ans cela paraissait loin à l’époque, mais aujourd’hui finalement ça ne l’est pas tant : entre l’époque où je vous parle et le démarrage des émissions de La Sept il y a presque 35 ans. Et il y a presque autant de temps qu’entre le début de La Sept et la fin de la guerre en 1945. Vous voyez, il y a des raccourcis qui se font comme ça dans la vie et qui montrent à quel point la fuite du temps et l’Histoire s’imprègnent en nous, et nous accaparent. »

Histoire parallèle, une émission unique au monde

Godefroy Troude : « Histoire parallèle a certaines caractéristiques qui en font une émission unique au monde…. »

Extrait du générique de l’émission (La Sept)

Jérôme Clément :« Oui, c’est une idée géniale qui n’est pas de moi à l’origine. On voulait parler de la guerre de 1939 et c’est Louisette Neil qui a eu l’idée de cette émission. André Harris, qui était à l’époque directeur des programmes, qui avait lui-même travaillé sur cette question, et qui avait lui-même souffert de la guerre (il était un des personnages clefs de « Français si vous saviez » et surtout « Le Chagrin et la Pitié » qui a eu un impact énorme lors de sa diffusion au cinéma, puis plus tard sur Arte) a tout de suite accroché avec l’idée de Louisette Neil. Et quand André Harris m’en a parlé avec Thierry Garrel et Louisette Neil j’ai tout de suite compris que cela avait un intérêt majeur et j’ai accepté de lancer l’émission. L’enthousiasme était grand du côté français comme du côté allemand. On voyait bien que c’était une expérience très originale : comparer les actualités de différents pays, la France et l’Allemagne (puis ensuite on a rajouté les russes, les anglais, etc.) pour comprendre le point de vue de la population de l’époque, qui était soumise à une propagande et à des informations totalement partiales et partielles, par rapport aux évènements. Mettre chaque semaine ces actualités en parallèle — d’où le nom de l’émission — avec à chaque fois des personnages récurrents, comme Marc Ferro bien sûr côté français et Klaus Wenger côté allemand, a permis d’avoir une continuité pendant de nombreuses années, puisque l’émission a duré 12 ans, jusqu’aux actualités de l’année 1951. C’est une idée absolument formidable, qui nous permettait à la fois de raconter l’Histoire de la guerre, mais de la raconter en rapprochant les deux pays, en rapprochant les deux points de vue, les Français et les Allemands, puisqu’on montrait aussi bien les actualités françaises que les actualités allemandes, puis d’autres pays. Cette idée a tout de suite séduit le public et les critiques qui ont compris qu’il y avait là un élément absolument majeur.

Et je dois dire que ce sont des émissions qui ont aujourd’hui un intérêt Historique d’autant plus fort que beaucoup de personnages interviewés à cette époque pour parler de la guerre ont eux-mêmes disparu, et qu’on a là une somme d’archives considérables puisque cela fait 50 émissions par an pendant 12 ans, soit 630 émissions au total. C’est un stock absolument formidable dont on n’avait pas vraiment conscience à l’époque. On se disait que c’était bien de parler de la guerre en comparant les actualités de deux pays, on savait que c’était une idée très originale, on a tout de suite vu que c’était une bonne idée, mais on ne pensait pas que cela aurait un tel succès. »

Godefroy Troude : « C’était aussi le fait de rediffuser les actualités dans leur intégralité, et des actualités qui pour certaines n’avaient jamais été revues depuis… »

Jérôme Clément : « Effectivement, car la télévision rediffusait généralement les mêmes extraits, comme le soviétique qui sort le drapeau soviétique sur le Reichstag à Berlin, sans cette intégralité qui permettait de comprendre le contexte dans lequel tous ces évènements avaient lieu. Ainsi, diffuser dans Histoire parallèle les actualités en intégralité permettait aussi de comprendre la vie de cette époque. Depuis, beaucoup de films ont été faits, qui racontent la vie en France, en Allemagne, sous tous les angles, mais en 1989 il n’y en avait pas tant que ça, et cela reste une expérience irremplaçable. »

Godefroy Troude : « C’était également une émission qui n’était pas basée sur des reconstitutions, qui n’utilisait pas d’extraits de films de fiction… »

Jérôme Clément : « En effet, l’idée était de montrer des documents bruts, et de les commenter chaque semaine avec des invités de nature variée, généralement des historiens, qui dialoguaient avec Marc Ferro sur ce qu’ils avaient vécu et sur leur interprétation des évènements qu’on venait de voir dans l’actualité de la semaine. Ils resituaient dans le contexte historique de la guerre l’ensemble des actualités de l’époque. Une mise en perspective utile, indispensable même, qui était faite chaque semaine. »

Godefroy Troude : « C’était aussi faire revivre les évènements dans la durée. Le réalisateur de l’émission Didier Deleskiewicz rappelait que la bataille de Stalingrad a ainsi été vécue dans l’émission pendant 7 mois, alors que dans un documentaire classique elle n’est évoquée au mieux qu’en une heure et demie. »

Jérôme Clément : « Oui, cette extension du temps était un des intérêts d’Histoire parallèle. Quand on fait une émission hebdomadaire qui rediffuse les actualités d’il y a 50 ans semaine après semaine, on est dans la même temporalité. Récemment on a montré sur Arte une série d’émissions sur la Résistance, très bien faite d’ailleurs, mais évidemment qui écrase en deux soirées ce qui s’est passé pendant 5 ou 6 ans. Là, dans Histoire parallèle, c’était comme un suspense : qu’est-ce qui allait se passer la semaine suivante ? Ou en seraient-ils ? On vivait ça au jour le jour, dans les conditions où les citoyens de l’époque l’avaient vécu. Dans le cas de la bataille de Stalingrad c’était spectaculaire car, au fond, quand elle a commencé, personne ne savait comment cela allait tourner : est-ce que les Russes arriveraient à contenir les Allemands ?  Est-ce que les Allemands continueraient leur progression vers l’Est et surtout vers le Sud-Est ? On n’en savait rien ! Et le déroulé des actualités semaine après semaine permet de comprendre l’évolution de la bataille et la façon dont peu à peu les Russes ont réussi à fixer les Allemands dans des positions qui les ont finalement menés à la catastrophe. Cette temporalité-là est très importante ! On l’a parfois dans les livres, je pense à « Vie et destin » de Vassili Grossman, car quand on lit un livre on est dans une temporalité qui est longue, mais là on est dans la temporalité réelle, celle de la guerre semaine après semaine, à un moment où on ne savait pas comment cela allait tourner. Faire vivre ou refaire vivre cela était une expérience formidable. »

Revivre la Seconde Guerre mondiale

Godefroy Troude : « Revivre cette expérience de la seconde guerre mondiale a fait écho pour vous-même à des souvenir familiaux dramatiques… »

Jérôme Clément : « Pas personnellement car je suis né après la seconde guerre mondiale, mais évidemment ma famille en a beaucoup souffert : ma mère qui était d’origine russe et juive y a perdu ses parents, mes grands-parents, dans les camps de concentration à la fin de la guerre. On a été martyrisés. D’ailleurs, quand on se rencontrait avec les Allemands aux débuts de la création de la chaîne, on se demandait toujours à qui l’on avait affaire, et on ne pouvait pas ne pas évoquer cette question : qu’ont fait vos parents pendant la guerre ? Où est-ce que vous étiez, vous ? En tant que président d’Arte, j’ai le souvenir de ma première rencontre avec le vice-président allemand d’Arte, M. Dietrich Schwarzkopf : on ne se connaissait pas, il était plus âgé que moi, et je lui ai posé la question. Il m’a raconté comment il avait vécu cette période, enfant, caché dans une cave à Berlin pendant de nombreux mois, en pouvant très peu sortir compte tenu de ce qui se passait au-dessus. D’un seul coup cela donne une dimension humaine à tout cela, très personnelle. On avait tous des histoires singulières liées à la guerre, et même si la plupart de nous étions nés après-guerre, ce n’était pas le cas de nos parents. Donc on se racontait ça. Pour nous c’était à la fois un problème télévisuel mais aussi c’était en relation directe avec nos vies personnelles, avec nos histoires singulières.

Créer une chaîne franco-allemande, vaincre nos propres démons

Histoire parallèle a été une pédagogie extrêmement appréciée par le public. Mais aussi pour nous qui faisions la chaîne. Car on ne s’en rend pas toujours compte : pour créer la chaîne franco-allemande Arte, il a fallu vaincre nous-mêmes nos propres démons, surmonter nos phobies, surmonter nos histoires personnelles, avec ce que chacun avait vécu. On a créé le mouvement en marchant. On était à la fois les responsables d’une Histoire à raconter et en même temps les propres acteurs de cette Histoire, puisque nous-mêmes avions vécu d’une façon ou d’une autre cette Histoire que nous racontions. Et je pense que Histoire parallèle a beaucoup compté dans la création de la chaîne parce que — comme vous le disiez — la temporalité a fait que cela a duré de 1989 à 1995 (puis au-delà, mais on n’était alors plus dans la guerre) et c’est à peu près le temps qu’il a fallu pour que la chaîne Arte s’installe.

Donc en fait ces 6 années étaient aussi des années pendant lesquelles on a créé La Sept, puis on a créé Arte, et où l’on s’est habitués à travailler ensemble. Il y avait beaucoup de scepticisme, de doutes, de difficultés, d’incompréhensions, d’hostilités, tout cela était mêlé selon les interlocuteurs et les périodes. Et finalement Histoire parallèle a eu cette vertu de nous accompagner pendant que nous-mêmes nous écrivions l’Histoire. »

Godefroy Troude : « Et lorsque Histoire parallèle a été créée, à l’époque de La Sept, il n’y avait pas de notion de chaîne franco-allemande. C’était une production française. D’ailleurs La Sept au départ n’était pas une chaîne quand vous avez été nommé à sa présidence… »

Jérôme Clément : « Effectivement, quand je suis rentré à La Sept en janvier 1989, Arte n’existait pas et on ne savait pas qu’on ferait de La Sept une chaîne franco-allemande. On voulait que La Sept soit une chaîne européenne. Et Georges Duby et Michel Guy, qui étaient responsables avant mon arrivée, étaient plutôt sur le modèle de la chaîne anglaise Channel 4. Je n’avais pas d’idée préconçue, d’ailleurs c’est en août 1989 que la décision de François Mitterrand et Helmut Kohl a été prise. Mais pour nous, en janvier 1989, l’idée du cinquantenaire du début de la Seconde Guerre mondiale s’imposait à nous. Elle était évidente. Et comme avant de devenir mondiale la guerre opposait au début principalement la France et l’Allemagne, deux ennemis héréditaires, il était assez naturel qu’on en vienne à ça. Le lancement d’Histoire parallèle a eu lieu en même temps que la décision de démarrer La Sept et d’un seul coup c’est devenu franco-allemand (même si au départ, vous avez raison de de le rappeler, La Sept n’était pas franco-allemand).
C’était le 50ème anniversaire de la Seconde Guerre mondiale, à un moment de pleine consolidation de l’Union Européenne et où l’on était convaincus qu’il n’y aurait plus jamais de guerre en Europe ! C’était une façon d’enterrer la guerre que de la montrer et la célébrer : plus jamais ça ! Cela n’arrivera plus jamais puisqu’on faisait l’Europe et qu’on la consolidait, non seulement entre les Français et les Allemands, mais aussi la plupart des pays de l’Europe occidentale, dont l’Angleterre à l’époque. Certes, il a fallu déchanter assez vite puisque la guerre de Yougoslavie, quelques années après, en 1992, a fait de nouveau vivre de terribles guerres fratricides sur le territoire européen. Mais à l’époque on était dans cette construction européenne où les guerres c’était fini. »

Godefroy Troude : « Et les sentiments envers l’Allemagne ont également changé aujourd’hui par rapport à ceux de la fin des années 1980. Je me souviens, en 1994, de Valéry-Giscard d’Estaing qui sur un plateau de télévision avait critiqué, les larmes aux yeux, le projet de faire défiler sur l’avenue des Champs-Élysées des troupes allemandes en même temps que les troupes françaises lors de la cérémonie du 14 juillet. Même s’il œuvrait au rapprochement avec l’Allemagne, on n’était pas dans l’état d’esprit actuel. »

Jérôme Clément : « On n’était certes pas dans l’état d’esprit d’aujourd’hui. Le président Giscard d’Estaing était néanmoins très intéressé par le projet de chaîne franco-allemande Arte — il m’a écrit plusieurs fois à ce sujet qui l’intéressait beaucoup — et lui-même était très lié avec le chancelier Helmut Schmidt. Tous les présidents ont mis en œuvre le rapprochement franco-allemand, depuis Charles de Gaulle et Konrad Adenauer dans les années 1950, jusqu’à Emmanuel Macron et Olaf Scholz aujourd’hui. Donc même si on n’était pas au stade où l’on est maintenant, les choses évoluent avec les vicissitudes de l’Histoire et ce rapprochement était tout de même une constante.

Je pense qu’Arte a vraiment aidé à rapprocher nos deux pays. J’en suis sûr parce qu’elle a rendu évidente et quotidienne la présence des Allemands, leur vie, leurs habitudes… Une émission comme Karambolage, entre autres, a permis de comprendre qui étaient nos voisins, et de rapprocher nos peuples par leur quotidien et pas seulement à travers l’Histoire. Ce point était très important.

Et au départ il y avait beaucoup d’hostilité et de réticences à la création de cette chaîne franco-allemande. Ça ne s’est pas passé tout seul. Il y a eu des moments extrêmement pénibles : Jacques Martin faisait chaque dimanche après-midi une émission très populaire qui s’appelait Dimanche Martin, et dans une émission il avait fait un sketch où des Allemands avec des casques à pointe faisaient irruption un dimanche midi chez des Français avec béret basque et baguette de pain en train de manger la poule au pot, et ils envoyaient promener tout ce qu’il y avait sur la table en disant « Achtung, hier kommt Arte ! » (note : « Attention, Arte arrive »). Ou également Le Journal du dimanche qui avait titré « Arte, la langue de Goebbels« . C’était très violent ! Moi-même j’ai été régulièrement convoqué à l’Assemblée pour m’expliquer sur les émissions. Il n’y avait pas de francophobie en Allemagne, mais en France il y avait beaucoup de germanophobie. Il a fallu vaincre tous ces préjugés très compréhensibles : il ne faut pas oublier ce qui s’était passé…

J’ai compris que c’était gagné lorsqu’une année on a montré la journée du 6 juin — la journée du débarquement qui chaque année était célébré par des défilés, des manifestations, films, émissions et interviews — en montrant le débarquement vu du côté allemand. Avec des archives montrant les Allemands dans leurs bunkers complètement terrifiés par l’armada qu’ils voyaient venir sur eux. Je n’aurais jamais pu faire ça en 1989. Cela aurait été impossible. Il a fallu des années et des années pour qu’on s’habitue, qu’on change les mentalités et qu’on évolue. »

Marc Ferro, Louisette Neil, André Harris, Klaus Wenger

Godefroy Troude : « Quelques mots sur Marc Ferro ? »

Jérôme Clément : « Marc Ferro était un historien formidable. C’était un personnage d’abord très sympathique, gai, jovial, enthousiaste, qui avait lui-même — comme il le raconte dans la première émission — vécu cette période avec beaucoup de difficultés. Il savait de quoi il parlait. Mais c’était un personnage chaleureux avec qui il était extrêmement agréable de travailler. On a fait beaucoup de choses ensemble. Comme il a été toutes les semaines à l’antenne pendant 12 ans (de 1989 à 2001), il faisait partie de la maison. Il a fait beaucoup d’autres choses avec nous J’en ai gardé un souvenir formidable. On s’entendait beaucoup ! »

Marc Ferro, Louisette Neil, André Harris et Klaus Wenger (extrait HP + collection personnelle Marc Ferro)

Godefroy Troude : « Louisette Neil est restée très discrète : on ne l’entend qu’en voix off dans l’introduction des Carnets d’Histoire parallèle. »

Jérôme Clément : « Oui, Louisette Neil était une femme discrète. Elle aimait bien rappeler qu’elle était à l’origine de la création d’Histoire parallèle, parce que sinon Thierry Garrel ou d’autres auraient pu avoir la tentation de se l’approprier. Mais une chaîne de télévision c’est un travail collectif : c’est donc bien elle qui a eu l’idée, André Harris qui a tout de suite vu le parti qu’on pourrait en tirer, et moi qui ai pris la décision de la mettre à l’antenne. On travaillait ensemble. Un travail collectif. »

Godefroy Troude : « Aviez-vous des contacts avec Klaus Wenger, qui a participé à beaucoup d’émissions d’Histoire parallèle, surtout au début ? »

Jérôme Clément : « Klaus Wenger était un ami. Ce n’était pas seulement Histoire parallèle mais le responsable d’Arte Deutschland et de l’unité documentaire d’Arte. Il a occupé différentes fonctions, à la fois comme historien (on le voit dans la première émission) mais aussi spécialiste documentaire, et aussi comme responsable très engagé d’Arte. Il parlait parfaitement le français. C’était un homme très distingué, de grande qualité intellectuelle et humaine, et on se connaissait très bien évidemment. On a travaillé ensemble. Ce n’était pas seulement un Allemand qui venait faire des émissions, c’était un partenaire quotidien. On se parlait beaucoup, on discutait de tout, il me racontait les problèmes du côté allemand et moi je faisais la même chose du côté français. C’était un de mes partenaires importants. »

Création d’Arte avec la RFA

Godefroy Troude : « La réunification de l’Allemagne a t-elle eu un impact sur vos négociations ? Négociez-vous avec la RFA ou l’Allemagne toute entière ? »

Logo de la chaîne, période 1995-2004 (Arte)

Jérôme Clément : « Évidemment, il s’est passé l’évènement considérable et imprévisible de la Chute du mur de Berlin. Après deux ans de discussions, on était quasiment prêts à signer le traité lorsque la réunification allait imposer d’avoir l’accord des nouveaux landers (de l’ancienne RDA). Donc Jack Lang [alors ministre de la culture] s’est précipité à Berlin pour pouvoir signer le traité le 2 octobre 1990, juste avant que la réunification ait lieu le 3 octobre. Sinon il aurait fallu reprendre les négociations à zéro, ce qui aurait été trop compliqué. Donc on a fait Arte d’abord avec la RFA, la République Fédérale d’Allemagne, dont le siège était à Bonn, où je suis allé pendant des années.

Ensuite les Allemands ont été très accaparés par la réunification, le problème énorme d’absorber un autre pays, avec toutes ses différences : la Stasi, les différences de niveau économique, l’appartenance à deux mondes différents. Un travail considérable. Jusqu’au moment où les landers de l’Est ont adhéré au traité qui a créé Arte. Il fallait un acte officiel, un accord inter-étatique, qui prévoyait que l’ensemble des landers de l’Allemagne soit partie prenante d’Arte. Ce qui s’est fait quelques années plus tard, à Erfurt, au centre l’Allemagne, où j’ai rencontré Bernhard Vogel, le ministre-président de Thuringe, qui m’a remis officiellement les actes d’adhésion à Arte signés par les ministres-présidents de l’Est. On a fait une cérémonie à Erfurt, une très belle ville épargnée miraculeusement par la guerre, dans le salon où Napoléon avait rencontré Goethe. Un symbole européen assez extraordinaire. J’ai eu cette chance et ce privilège de participer à cette cérémonie, qui s’est faite assez simplement. »

Audience d’Arte en France et en Allemagne

Godefroy Troude : « L’audience d’Arte était-elle semblable côté français et côté allemand ? »

Jérôme Clément : « Non, elle était plus importante du côté français. Pas au début car les Allemands avaient un plan câble qui était bien desservi, alors qu’en France notre plan câble n’avait pas marché. On n’avait que le satellite [TDF1]. Le début a été très chaotique sur le plan de la diffusion. Mais quand Arte a été lancée en 1992, la décision a été prise de diffuser dès septembre via le réseau hertzien, sur l’ancien réseau de La Cinq qui avait fait faillite et dont le canal était inutilisé. L’audience est alors devenue beaucoup plus forte en France qu’en Allemagne, avec un écart d’audience important puisqu’on est monté à 3 ou 4% en France et autour de 1% en Allemagne. Néanmoins si c’était déséquilibré en nombre de téléspectateurs ce ne l’était pas en impact : les pages de journaux consacrées à Arte étaient équivalentes en France et en Allemagne. Considérée au début comme un OVNI, Arte a peu à peu trouvé sa place et son public, devenant progressivement très respectée. Les sondages montraient toujours la même chose : Quelle est la chaîne préférée des français ? Arte. Quelle est la chaîne que vous regardez le plus ? TF1. C’était systématique en France… Aujourd’hui les audiences se sont rééquilibrées : il y a les plateformes, le Replay, qui font qu’on ne consomme plus la télévision comme avant. Ce n’est plus du tout le même mode de consommation des images et des émissions. »

La Sept, à l’origine d’Arte

Godefroy Troude : « J’aimerai qu’on revienne en arrière sur la chaîne La Sept, avant Arte, car bon nombre de programmes d’Arte sont nés sur la La Sept qui est assez peu connue aujourd’hui. »

Jérôme Clément : « Oui, parce qu’aujourd’hui La Sept fait partie de l’histoire. De même que les gens ne connaissent pas l’histoire d’Arte, surtout les jeunes. Pour eux cela fait partie du paysage.

Logo de la chaîne (La Sept)

La Sept est une Société d’Édition de Programmes de Télévision — comme son nom l’indique — qui créait des programmes mais n’avait pas de moyens de diffusion. Elle a été créée en 1986 et mise en place en 1987-1988 par Bernard Faivre d’Arcier et Georges Duby. Elle avait un mode de production audacieux, avec une petite équipe d’une cinquantaine de personnes dont beaucoup venaient de l’INA et qui créaient des programmes. Beaucoup sont devenus très importants comme dans les documentaires Thierry Garrel, Pierre-André Boutang et d’autres qui se sont agrégés peu à peu. Quand je suis arrivé en 1989, La Sept n’avait pas de moyen de diffusion. C’était juste une société d’édition de programmes. Donc mon problème majeur était de trouver un canal de diffusion. Ce que j’ai réussi à faire après différents épisodes, en jouant les coucou ici et là notamment « La Sept sur la 3 » qui nous permettait d’être diffusé le samedi après-midi sur FR3 (aujourd’hui France 3). Le travail initial de création de La Sept, ce qui lui a donné sa ligne éditoriale, a eu lieu avant 1989. Deux années pendant lesquelles la production a commencé à se faire. »

Godefroy Troude : « …et quelle production : Histoire parallèle de Marc Ferro, la série Palettes d’Alain Jaubert, une série formidable que je trouve toujours inégalée sur un plan culturel et artistique… »

Jérôme Clément : « Oui, Palettes c’est une série qui analyse un tableau d’un peintre, mais qui parle de toute son œuvre et aussi de l’époque dans laquelle il l’a créée. »

Godefroy Troude : « Je me souviens aussi de la série Tours du monde, tours du ciel avec Pierre Léna et Michel Serre, qui était incroyable : étudier l’Histoire de l’Humanité à travers l’histoire des sites dobservation astronomiques. »

Jérôme Clément : « Oui, je m’en souviens très bien… »

Godefroy Troude : « Il avait Le dessous des cartes de Jean-Christophe Victor, toujours diffusée aujourd’hui. »

Jérôme Clément : « Oui, c’était une invention géniale que d’analyser l’actualité internationale à partir de cartes géographiques. »

Godefroy Troude : « Il y avait aussi la série Océaniques de Pierre-André Boutang, plus de 200 émissions remarquables à cheval entre La Sept et FR3. J’avais été très impressionné également par La ville Louvre de Nicolas Philibert… Je trouve qu’il y a eu une période très innovante. »

Jérôme Clément : « Oui, tout à fait. Et encore vous n’avez pas cité les fictions et le cinéma, car une des choses qui nous a fait décoller a été la diffusion du Décalogue de Kieślowski, qui était une série de 10 films illustrant les 10 commandements, avec le regard de Kieślowski, réalisateur polonais extrêmement talentueux et qui situait chacun des épisodes dans la vie contemporaine de la Pologne, dans des fictions d’une heure. Ça a été très remarqué. Kieślowski est ensuite devenu très connu avec sa trilogie Bleu, blanc, rouge, des films qui ont été primés à Cannes. C’est sur Arte qu’on a commencé à les voir. On a également fait énormément de choses en fiction comme Les Alsaciens pour évoquer un sujet franco-allemand. Il y a eu beaucoup de choses avec Pierre Chevalier qui ont été formidables. »

Godefroy Troude : « Il y avait aussi l’habillage de La Sept, qui était réalisé par Philippe Truffault que j’ai eu l’occasion d’interviewer, et qui numérise actuellement sur son compte YouTube La Sept tout l’habillage qu’il avait conçu. »

Jérôme Clément : « Oui, il fallait innover dans tous les domaines. On se devait d’être très créatifs et l’habillage de la chaîne était très important. Là aussi on a complètement innové. On a fait des choses totalement nouvelles. Jean Abeillé, qui apparaissait le visage à moitié dans l’ombre, c’était tout à fait caractéristique de l’humour décalé d’André Harris. On avait une présentation de la chaîne qui était complètement décalée, et très audacieuse. On s’amusait beaucoup parce qu’au fond on s’en fichait un peu. On savait très bien qu’on était peu regardés et qu’on pouvait se permettre de faire ce qu’on voulait dès l’instant que c’était original et talentueux. »

Godefroy Troude : « Et puis il y avait la voix de la chaîne… »

Jérôme Clément : « Oui, Sylvie Caspar bien sûr, qui a beaucoup compté.

Avec Arte on a fait un truc génial. On ne le savait pas nous-mêmes

Il y avait une équipe passionnante. Quand on crée quelque chose, l’équipe initiale est remarquable : on était audacieux, on s’entendait bien, on s’amusait bien, on se permettait tout. Moi je trouvais qu’il fallait mettre beaucoup d’effervescence et de créativité dans tout ça donc j’étais tout à fait d’accord pour qu’on aille dans cette direction. Il ne s’agissait pas de répéter ce que faisaient les autres. Ça n’avait pas d’intérêt.

Avec Arte on a fait un truc génial. On ne le savait pas nous mêmes. J’en avais l’idée avec d’autres comme Bernard Faivre d’Arcier et André Harris, on était impressionnés, mais on a inventé au fur et à mesure, on a créé le mouvement en marchant. On se permettait tout. Je trouvais qu’il fallait être audacieux. J’ai toujours encouragé l’audace, je l’ai dit à d’innombrables reprises dans mes discours. Il y avait une grande liberté, qui créait une émulation entre nous. C’était passionnant ! On ne savait pas si ça marcherait, mais je me disais : on verra, si ça dure 6 mois c’est déjà bien… Et en fait ça dure toujours, c’est ça qui est formidable ! »

 

Notes

– Entretien réalisé à l’Hôtel de Mongelas, Paris, le 20 mars 2023.
– Le montage vidéo et sa retranscription écrite ont été relus et approuvés par M. Jérôme Clément.

 

Annexes

Chronologie des canaux de diffusions de La Sept/Arte

– 30 mai 1989 : La Sept, jusqu’ici simple société de production de programmes télévisés, est dotée d’un premier canal de diffusion via le satellite TDF1, mais auxquels peu de français ont accès.
– 3 février 1990 : La Sept est dotée d’un second canal de diffusion, cette fois largement accessible, sur le canal hertzien de FR3 qui cède sa place ponctuellement à La Sept le samedi dans l’après-midi et la soirée. Cette opération est baptisée « La sept sur la 3 » (voir exemples de programme dans le chapitre ci-dessous).
– 30 mai 1992 : La Sept devient Arte.
– 28 septembre 1992 : Arte dispose de son propre canal de diffusion hertzien sur le canal 5 (préalablement occupé par la chaine commerciale « La Cinq » initiée par Silvio Berlusconi).
– 13 décembre 1994 : Arte partage son 5ème canal avec la nouvelle chaîne éducative « La Cinquième » (devenue aujourd’hui « France 5 »). La Cinquième diffuse ses programmes de 3 h à 19 h et Arte le reste du temps.
– 31 mars 2005 : à l’occasion du passage de la télévision hertzienne analogique à la télévision hertzienne numérique (la TNT), Arte dispose de son propre canal dédié, le canal 7, sur lequel elle émet en 24h/24.

« La Sept sur la 3 »

La Sept, ne disposant pas de canal de diffusion accessible au grand public, est accueillie à partir de 1990 chaque samedi sur le canal de FR3 dans l’après-midi et la soirée. Cette opération est baptisée « La sept sur la 3 ». Ci-dessous deux exemples de programmation en février 1992 (le logo de la chaîne est FR3 ou La Sept selon la source des programmes pour chaque horaire de la journée).

Samedi 22 février 1992

08:00 Lulo (dessins animés).
09:45 Continentales express (magazine).
10:45 Espace 3 (magazine).
12:00 Le journal.
14:00 Eurotop (le hit-parade européen).
14:30 Mondo sono (magazine).
15:00 Sait-on jamais ? magazine de Laurène L’Allinec.
15:05 Waterproof, document de Daniel Larrieu.
15:30 Jours et nuits du théâtre, de François Porcile.
16:35 « Tours du monde, tours du ciel », de Robert Pansard-Besson.
17:30 L’heure du golf (magazine).
18:00 Montagne : « La flamme de Léo », sur le skieur Léo Lacroix, par Jean-Michel Ogier.
18:30 Questions pour un champion (jeu).
19:00 Le journal.
20:00 Le dessous des cartes, chronique géopolitique de Jean-Christophe Victor.
20:05 Histoire parallèle : la semaine du 22 février 1942.
21:00 Document : « Alaska : le syndrome Exxon-Valdez », de Axel Engstfeld.
22:45 Le journal.
23:00 Le journal des JO (résumé de la journée).
23:15 Téléfilm : « Sturzflug », de Thorsten Neter, avec Wilfried Dziallas, Wolfgang Finck.
01:05 Mégamix (magazine musical).

Samedi 29 février 1992

08:00 Lulo (dessins animés).
09:45 Continentales express (magazine).
10:45 Espace 3 (magazine).
12:00 Le journal.
14:00 Eurotop (le hit-parade européen).
14:30 Mondo sono (magazine).
15:00 Sait-on jamais ? magazine de Laurène L’Allinec.
15:10 Dix anges, cinédanse de Dominique Bagouet et Alain Neddam.
15:40 Le salon de musique : Claude Helffer.
16:30 « Tours du monde, tours du ciel », de Robert Pansard-Besson.
17:30 L’heure du golf (magazine).
18:00 Montagne : « Thyerja : la cassure », de François Landesman.
18:30 Questions pour un champion (jeu).
19:00 Le journal.
20:00 Le dessous des cartes, chronique géopolitique de Jean-Christophe Victor.
20:05 Histoire parallèle : la semaine du 1er février 1942.
21:10 Théâtre : « La vie de Galilée », de Bertolt Brecht, mise en scène d’Antoine Vitez, avec François Beaulieu, Dominique Rozan, Roland Bertin.
22:30 Le courrier des téléspectateurs.
23:25 Le journal.
00:00 Mégamix (magazine musical).

 

À voir aussi

« Aux origines d’Arte… était la Sept » (Télérama, avril 2011)
« L’enfance d’Arte racontée par l’ex-président Clément » (Télérama, avril 2011)
La Sept : entretien avec Philippe Truffault (blog.troude.com, 2022)
Sylvie Caspar : la voix d’Arte et La Sept (blog.troude.com, 2023)
Marc Ferro et l’émission « Histoire parallèle » (blog.troude.com, 2021)
« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Didier Deleskiewicz (blog.troude.com, 2021)
« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Matthias Steinle (blog.troude.com, 2021)
« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Pauline Kerleroux (blog.troude.com, 2021)
« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Marie-Pierre Thomas (blog.troude.com, 2024)
« Histoire parallèle » — Interview de l’équipe : Peter Gottschalk (blog.troude.com, 2021)

2 réponses sur “Entretien avec Jérôme Clément : Histoire parallèle, La Sept, Arte”

  1. Merci pour cette interview très intéressante sur cette personnalité qui a beaucoup contribué à la défense de la culture, qui aujourd’hui est délaissée par les pouvoirs politiques orgueilleux.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *